CHAPITRE VIII

L’une des histoires les plus tristes de la littérature moderne, en tout cas d’après moi, c’est le Frankenstein île Mary Shelley. Parce que dans un sens, je suis ce monstre. Délibérément ou pas, au cours de l’histoire, j’ai inspiré les cauchemars des humains. Je suis la peur primale, une chose morte qui revient à la vie, ou, mieux encore – et plus exactement – une chose qui refuse de mourir. Pourtant, je me considère comme étant plus humaine que la création de Mary Shelley, plus universelle que celle d’Arturo. Certes, je suis un monstre, mais je suis capable d’aimer avec passion. Mais même mon amour pour Arturo ne l’a pas empêché de nous entraîner dans un cauchemar dont rien ne pouvait nous tirer.

Sa méthode secrète de transformation était très simple, et incroyablement inspirée. De nos jours, les adeptes New Age utilisent des cristaux pour accéder à des niveaux de conscience supérieurs. Ce que la plupart des gens ne savent pas, c’est qu’un cristal n’est guère qu’un amplificateur, dont il faut se servir avec beaucoup de précautions. Quel que soit le contenu de l’aura d’une personne, sur le plan psychique, il est amplifié par le cristal. La haine est magnifiée aussi facilement que la compassion. En fait, quand on leur en donne l’occasion, les émotions cruelles augmentent davantage que les autres. Arturo, lui, savait intuitivement quel était le cristal qui correspondait à chaque personne, et il refusait de s’en servir avec la plupart des gens. Rares sont ceux qui sont prêts à recevoir d’aussi hautes vibrations, disait-il. Et quand il s’est trouvé en possession d’un échantillon de mon sang, son intuition l’a tragiquement abandonné. Dommage que son génie spécial ne l’ait pas quitté aussi. Pour nous emmener aussi loin, il fallait un génie.

Un génie frappé de démence.

A l’aide des aimants et de la feuille de cuivre qu’il disposait géométriquement, selon sa méthode secrète, les vibrations émises par ce qu’Arturo plaçait au-dessus de la personne étaient transmises à son aura. Par exemple, quand il plaçait un cristal de quartz transparent au-dessus de ma tête, une paix profonde envahissait mon esprit, mais quand il utilisait le même cristal avec le jeune Ralphe, celui-ci se mettait en colère. Ralphe étant très tourmenté, il n’était pas prêt pour les cristaux. Arturo l’avait parfaitement compris, parce que c’était un alchimiste dans le vrai sens du terme. Il pouvait transformer ce qu’il était impossible de changer. Les âmes aussi bien que les corps.

Arturo refusait de croire que le corps crée l’esprit. Il était convaincu que c’était justement l’inverse, et j’estime qu’il avait raison. Quand il modifiait l’aura d’une personne, il changeait également sa physiologie. Il disait qu’avec les matériaux adéquats, il pouvait changer n’importe quoi. Changer un être humain médiocre en un dieu magnifique. Une vampire stérile en une mère aimante.

Finalement, ce fut la perspective de redevenir humaine qui m’a poussée à lui donner mon sang. Serrer mon enfant dans mes bras, enfin – quel bonheur ! Ce sont d’anciens chagrins qui m’ont séduite : avec la perte de Rama et de Lalita, Yaksha m’avait fait payer chèrement mon immortalité. Arturo m’avait promis de me rendre la moitié de ce qu’on m’avait dérobé, plus de quatre mille ans auparavant. La moitié, c’est mieux que rien du tout. Et tandis que mon sang s’écoulait goutte à goutte dans un calice en or, j’ai prié Krishna de le bénir.

— Je ne suis pas en train de rompre mon vœu, j’essaie seulement de conjurer cette malédiction.

J’ignorais qu’au moment où je priais mon Dieu, Arturo était en train de prier le sien. Il l’implorait de bien vouloir l’aider à changer du sang humain et du sang de vampire en un fluide divin et salvateur, le sang du Christ. Le génie d’une personne la rend peut-être fanatique, je n’en sais rien. Ce que je sais, par contre, c’est qu’un fanatique n’écoutera jamais que ses propres visions. Arturo était doux et gentil, aimant et chaleureux, mais il était convaincu de la grandeur de son destin. Hitler pensait la même chose. Ces deux hommes voulaient ce que la Nature n’a jamais accordé à personne – la perfection. Et moi, l’antique monstre, je voulais un enfant. Nous n’aurions jamais dû nous rencontrer, Arturo et moi.

Mais notre rencontre était peut-être prédestinée.

Au fond du calice, mon sang paraissait si noir…

Ce calice consacré n’a pas contribué à chasser mes sombres pressentiments.

Arturo a voulu placer mon sang au-dessus de la tête de personnes qu’il avait sélectionnées, dans le but de mêler les vibrations de mon immortalité avec celles d’un mortel. S’il parvenait à changer l’aura de ce dernier, disait-il, le corps se transformerait aussi. Arturo, entre tous, aurait dû savoir à quel point mon sang était puissant. Il avait pourtant plongé son regard au fond du mien. Il aurait dû se douter que ma volonté ne se plierait pas facilement à la volonté d’autrui.

— Tu ne veux pas introduire un peu de mon sang dans ses veines ? lui ai-je dit en lui tendant le calice.

Il secoua la tête.

— Jamais, m’a-t-il juré. Ton Dieu et le mien ne font qu’un. Tu ne manqueras pas à ton vœu.

— Je ne me fais aucune illusion, ai-je répondu calmement. Mon vœu est déjà partiellement rompu.

Je me suis rapprochée de lui.

— C’est pour toi que je fais ça.

Arturo a posé sa main sur la mienne – un geste qu’il n’avait fait que rarement, jusqu’à cette nuit. C’était difficile pour lui d’être en contact avec ma peau sans brûler aussitôt d’un désir ardent.

— C’est pour toi aussi que tu le fais, a-t-il dit.

J’aimais le regarder droit dans les yeux.

— C’est vrai, mais puisque je l’ai fait – pour toi autant que pour moi – tu dois le faire aussi.

Il aurait voulu s’écarter, mais il s’est rapproché de moi.

— Que veux-tu dire ?

Je l’ai embrassé, pour la première fois, sur la joue.

— Il faut que tu rompes ton vœu à ton tour. Tu dois me faire l’amour.

Ses yeux se sont arrondis.

— Je ne peux pas. Ma vie est tout entière dédiée au Christ.

Je ne souriais plus. Ce qu’il disait n’était pas drôle, au contraire, c’était tragique. Le germe de tout ce qui allait suivre était contenu dans ces paroles. Mais je ne m’en suis pas rendue compte, du moins pas clairement. Je le désirais si fort… Je l’ai embrassé une seconde fois, sur la bouche.

— Tu penses que mon sang te conduira jusqu’au Christ, et j’ignore si c’est vrai. Mais je sais jusqu’où je peux t’emmener.

J’ai posé le calice et mes bras se sont refermés sur Arturo. Les ailes du vampire avalant sa proie.

— Tu n’as qu’à prétendre que je suis ton Dieu, Arturo, au moins pour cette nuit. Ce ne sera pas difficile, crois-moi.

 

* * *

 

Dans la technique d’Arturo, il y avait un dernier élément que je n’avais pas remarqué lors de la première séance. Alors que j’étais étendue sur le sol, au milieu de tous les accessoires nécessaires, il avait installé un miroir au-dessus des cristaux. Ce premier miroir faisait face à un second, situé à l’extérieur, ce qui permettait aux rayons de la lune de passer à travers les cristaux. En fait, c’était cette lumière, réfractée par son passage à travers le quartz, qui déclenchait dans l’aura la vibration responsable de la modification du corps. Arturo ne dirigeait jamais les rayons du soleil directement à travers les cristaux, parce que la lumière aurait été beaucoup trop puissante. Bien sûr, Arturo avait compris que la lumière provenant de la lune était identique à celle du soleil, mais adoucie par le réfléchissement cosmique.

De ses propres mains, Arturo avait fabriqué dans un cristal une coupe destinée à contenir mon sang.

Il fit sa première expérience avec un enfant du quartier, qui souffrait d’un retard mental congénital. Le petit garçon vivait dans la rue, mangeait les restes que lui jetaient les passants. C’est moi qui avais tenu à ce qu’Arturo commence par quelqu’un qui ne risquerait pas de le dénoncer à l’Inquisition. Mais il prenait tout de même un grand risque en se livrant à de telles expériences. L’Eglise l’aurait condamné sans hésiter au bûcher. Oh, comme je haïssais le dogme catholique, si orgueilleux, et l’hypocrisie de cette Eglise. Arturo n’a jamais su que j’avais tué une multitude d’inquisiteurs – un petit détail que j’avais omis de mentionner lors de ma confession.

Je me souviens de la douceur avec laquelle Arturo a demander à l’enfant de s’allonger sur la feuille de cuivre et de se détendre. D’ordinaire, le garçon était couvert de crasse, mais je lui avais donné un bain juste avant le début de l’expérience. Avec tous les sévices qu’il avait endurés au cours de sa courte existence, il éprouvait une méfiance instinctive à l’égard des adultes, mais il nous aimait bien – je lui donnais souvent de quoi manger, et Arturo savait comment parler aux enfants. Allongé sur la feuille de cuivre, le petit garçon s’est vite senti à son aise. Reflété par les miroirs, un rayon de lune a traversé le cristal de la coupe qui contenait mon sang, projetant un voile rouge sur toute la pièce. J’ai eu l’impression d’assister à la fin du crépuscule, cet instant qui précède la tombée de la nuit.

— Il se passe quelque chose, a chuchoté Arturo au creux de mon oreille, tandis que nous observions le garçon, qui respirait de plus en plus vite. Pendant vingt minutes, il est resté en état d’hyperventilation, à se tordre et à trembler. Si le visage de l’enfant n’avait pas été aussi calme, nous aurions mis un terme à l’expérience. Mais nous étions les témoins d’un événement historique, voire même d’un miracle.

L’agitation du petit garçon ayant enfin cessé, Arturo a dévié le reflet de la lune, puis il a aidé l’enfant à s’asseoir. Les yeux du petit étaient étrangement changés – ils brillaient. Il m’a serré contre lui.

— Ti amo anch’io, Sita, m’a-t-il dit. Je t’aime, Sita.

A ma connaissance, il n’avait jamais prononcé de phrase aussi longue, et j’étais si heureuse que je n’ai pas pris la peine de remarquer que je ne lui avais jamais dit comment je m’appelais. Dans toute l’Italie, Arturo et Ralphe étaient les seuls à connaître mon nom. Nous étions si contents pour l’enfant, dont le cerveau semblait fonctionner normalement. Ce fut l’une des rares fois dans ma vie où j’ai pleuré de vraies larmes, pas des larmes de sang.

Les larmes rouges devaient couler plus tard.

Ce premier succès a donné à Arturo une assurance considérable, et il n’a plus fait preuve d’autant de prudence. Ayant assisté à un changement mental, il voulait à présent voir un changement physique. Il est donc parti à la recherche d’un lépreux, et a ramené une femme d’une soixantaine d’années, à qui l’affreuse maladie avait rongé les orteils et les doigts. J’ai toujours trouvé la vue des lépreux particulièrement pénible. Quand je vivais à Rome, au IIe siècle après JC, j’avais un amant magnifique, que la lèpre a contaminé. Aux derniers stades de la maladie, il m’a suppliée de le tuer, et les yeux fermés, je lui ai fracassé le crâne. Aujourd’hui, c’est le sida. La Nature distribue à chaque époque le lot d’horreurs qui lui revient. Comme Krishna, la Nature est pleine de méchantes surprises.

La femme était presque trop malade pour se rendre compte de ce que nous étions en train de faire. Mais Arturo est parvenu à diriger sa respiration, et la magie a fonctionné une nouvelle fois. Elle s’est mise à respirer très vite, et à se tordre dans tous les sens, comme le petit garçon, pire encore. Pourtant, ses yeux et son visage étaient sereins. Je ne sais pas vraiment ce qu’elle a ressenti – ni ses orteils ni ses doigts n’ont soudain réapparu. L’expérience terminée, Arturo l’a guidée hors de la crypte, jusqu’à un lit où elle s’est allongée. Elle semblait déjà en meilleure santé, et nettement plus alerte.

Quelques jours plus tard, ses doigts et ses orteils ont commencé à repousser.

Au bout de deux semaines, elle ne présentait plus aucun signe de la maladie.

Arturo était aux anges, mais je m’inquiétais. Nous avions expliqué à la lépreuse qu’il ne fallait pas qu’elle parle de ce que nous avions fait pour elle, mais bien sûr, elle avait raconté l’histoire à tout le monde. Les rumeurs allaient bon train. Arturo eut la sagesse de mettre cette guérison sur le compte de la grâce divine, mais au temps de l’Inquisition, il était plus dangereux d’être un saint qu’un pécheur. Tant qu’on n’était pas considéré comme hérétique, on pouvait se repentir de ses péchés et s’en tirer à bon compte. Mais un saint pouvant cacher un sorcier, l’Eglise estimait qu’il valait mieux brûler un saint potentiel plutôt que de laisser filer un vrai sorcier. Drôle de justice.

Toutefois, Arturo n’était pas complètement idiot. Malgré les douzaines de lépreux défilant à sa porte pour réclamer ses soins, il s’était bien gardé de les guérir, et il poursuivait ses expériences sur quelques sourds-muets, dont la plupart étaient débiles. Mais il a été très difficile de se débarrasser des lépreux : la vieille femme leur avait donné tant d’espoir ! De nos jours, on vante souvent les vertus de l’espoir, mais je le tiens pour responsable de bien des maux. Les gens les plus heureux sont ceux qui n’attendent plus rien, parce qu’ils ont justement cessé d’espérer.

J’avais rêvé d’être l’amante d’Arturo, et maintenant qu’il était à moi, il n’était pas heureux. Bien sûr, il aimait partager mon lit et me sentir près de lui, mais il était convaincu qu’il avait commis un péché, et n’en démordait pas. Notre histoire d’amour tombait mal : il avait rompu son vœu de chasteté alors qu’il était sur le point d’accomplir son destin. Dieu ne saurait plus s’il devait le maudire ou le bénir. Je lui répétais qu’il ne devait pas se tourmenter, que j’avais rencontré Dieu et que c’était le genre de bonhomme qui n’en faisait qu’à sa tête, même si on le suppliait à genoux. J’ai raconté des tas d’histoires sur Krishna à Arturo, qui m’écoutait, fasciné. Pourtant, chaque fois que nous faisions l’amour, il se mettait ensuite à pleurer comme un bébé. Je lui ai conseillé d’aller se confesser, mais il a refusé – il ne voulait pas d’autre confesseur que moi. Moi seule pouvait le comprendre, disait-il.

Mais je ne comprenais pas. Je n’ai pas compris qu’il suivait un plan parfaitement défini.

Arturo a alors commencé à avoir des visions. Comme il en avait déjà eu, je ne me suis pas inquiétée – du moins au début. Longtemps avant notre rencontre, c’était une vision qui lui avait inspiré le fonctionnement de sa technique de transformation. Mais ses nouvelles visions étaient étranges. Il s’est mis à construire des maquettes, et ce n’est que sept cents ans plus tard que j’ai compris qu’il reproduisait en miniature la structure de l’ADN – celui des humains, celui des vampires, et celui d’une autre forme de vie. Oui, c’est vrai : pendant que des gens, allongés sur le sol, se tortillaient à cause de l’aura de mon sang, Arturo, lui, avait vu plus loin. En fait, il avait compris qu’une molécule spécifique contenait le code définissant le corps humain. Il avait eu une vision de cette molécule, et il avait observé son changement sous l’effet conjugué des cristaux, des aimants, du cuivre et du sang. Il avait vu le double-hélice de L’ADN humain, il avait vu les douze filaments de mon ADN, et il avait compris comment les deux pouvaient être combinés.

Il m’a dit :

— Nous avons besoin de douze filaments hélicoïdaux, et nous aurons enfin l’être parfait.

— Mais en continuant à pratiquer tes expériences sur des gens, tu risques d’attirer l’attention sur toi. L’Eglise ne comprendra pas, et on te tuera.

Il a hoché la tête d’un air grave.

— Je sais. Je ne peux pourtant pas poursuivre les expérimentations sur des individus anormaux. Pour créer l’être parfait, il faut que je travaille avec une personne normale.

J’ai compris ce qu’il avait en tête.

— Il n’est pas question que tu tentes l’expérience sur toi-même.

Il m’a tourné le dos.

— Ralphe ?

— Non.

J’ai protesté.

— Nous l’aimons tel qu’il est, pourquoi le changer ?

Arturo fixait le mur devant lui.

— Tu l’as déjà changé, Sita.

— C’était différent. Je savais ce que je faisais : je guérissais sa blessure. D’ailleurs, j’ai modifié son corps, pas son âme.

Il a fait volte-face.

— Tu ne comprends donc pas que c’est justement parce que j’aime Ralphe autant que toi que je veux lui donner cette chance ? Si nous le transformons de l’intérieur, si nous transformons son sang, ce sera comme s’il devenait un enfant du Christ.

— Le Christ ne connaissait pas l’existence des vampires.

Je l’ai alors prévenu :

— Tu ne devrais pas mélanger les deux, Arturo. C’est un blasphème – même pour moi.

Arturo était un homme passionné.

— Comment peux-tu être sûre de ce que tu avances ? Tu ne l’as jamais rencontré.

Et je me suis mise en colère.

— Voilà que tu te mets à parler comme un imbécile. Si tu tiens à faire l’expérience, fais-la sur moi. Tu m’avais promis de me transformer.

Il s’est raidi.

— Je ne peux pas. Pas maintenant.

J’ai compris tout de suite. Soudain, j’ai senti sur mes épaules tout le poids de mes rêves brisés. J’avais déjà commencé à m’imaginer en train de jouer avec une petite fille qui n’était pas encore née, et qui ne naîtrait probablement jamais.

— Tu as besoin de mon sang, ai-je répliqué. Du sang de vampire pur.

En effet, il fallait qu’il remplace le sang dans le cristal en forme de coupe, pas obligatoirement avant chaque expérience, mais souvent. Avec du sang trop vieux, ça ne marchait pas – le sang était mort.

J’ai continué à parler :

— Et si l’expérience réussit et que tu parviens à créer un être parfait ? Je ne vais quand même pas distribuer mon sang à tous les habitants de la planète.

Arturo a haussé les épaules.

— Peut-être que les personnes transformées deviendront à leur tour des donneurs.

— Peut-être, en effet. Je connais bien la race humaine. Malgré toutes tes bonnes intentions, ces gens vont former une sorte d’élite.

Tournant les talons, j’ai éclaté de rire, un rire amer.

— Mesdames et Messieurs, votre attention, s’il vous plaît ! La perfection est à votre portée, à qui le tour ? A la noblesse ? Au clergé ? Les plus corrompus seront persuadés qu’eux seuls méritent la perfection, c’est la leçon la plus ancienne que nous enseigne l’histoire ! C’est toujours pareil !

Arturo m’a prise dans ses bras.

— Non, Sita, tu te trompes. Notre œuvre a reçu la bénédiction de Dieu, et elle est au service du Bien.

— Les voies de Dieu sont impénétrables.

 

* * *

 

Pendant plusieurs jours, nous ne nous sommes pas adressés la parole, Arturo et moi. Il passait ses nuits à fabriquer des maquettes de molécules que personne n’avait jamais vues, et il avait peur de me parler, de me toucher. Jusque-là, je ne m’étais pas rendue compte qu’il me considérait à la fois comme un don de Dieu et comme une mise à l’épreuve. Bien sûr, je lui avais donné mon point de vue d’immortelle sur le sujet, mais c’était comme ça qu’il me voyait depuis le jour de notre rencontre. Je lui avais offert mon sang magique et ma délicieuse sensualité. Il se disait qu’il aurait dû prendre l’un, mais pas l’autre. Je crois qu’il avait perdu l’intuition qui lui avait évité bien des erreurs tout simplement parce qu’il pensait qu’il ne la méritait plus. Il a arrêté de prier, et il s’est mis à parler tout seul du sang de Jésus-Christ. Il était encore plus obsédé par le sang que moi, qui en consommais régulièrement, tous les deux ou trois jours.

Un soir, impossible de trouver Ralphe. Arturo m’a assuré qu’il ne savait pas où il était passé. Arturo ne mentait pas, mais il ne disait pas toute la vérité. Je n’ai pas insisté. Je crois que je n’avais pas envie de connaître la vérité. Pourtant, si j’avais cherché à savoir, j’aurais peut-être pu stopper l’engrenage de l’horreur, avant qu’il ne soit trop tard.

Les premiers hurlements ont retenti au milieu de la nuit.

J’étais en train de me promener dans les rues de la ville. En effet, j’avais pris l’habitude de sortir tard dans la nuit, sous un déguisement quelconque, et de prélever sur un vagabond un demi-litre de sang, avant de lui chuchoter à l’oreille qu’il pouvait se rendormir. Exception faite des diaboliques inquisiteurs, je ne tuais que rarement, à l’époque. En entendant les cris qui ont soudain déchiré la nuit, j’ai frémi, et j’ai couru le plus vite que j’ai pu en direction du bruit.

Cinq cadavres, les membres arrachés, empilés les uns sur les autres, semblaient m’attendre. De toute évidence, seul un être doté d’une force surhumaine pouvait avoir commis un tel crime. L’une des victimes, une femme dont le bras arraché gisait à côté d’elle, était encore en vie. Doucement, j’ai soulevé sa tête.

— Que s’est-il passé ? Qui vous a fait ça ?

— Le diable, murmura-t-elle.

— A qui ressemblait ce diable ?

Elle s’étouffait.

— A un ange fou de colère. Le sang…

Ses yeux se sont fixés sur son bras arraché, et elle s’est mise à pleurer.

— Mon sang.

Je l’ai secouée.

— Décrivez-moi ce diable ?

Ses yeux se sont révulsés.

— Un enfant, a-t-elle dit dans un dernier souffle, avant de mourir dans mes bras.

Bouleversée, j’ai compris qui était cet enfant.

Au loin, de l’autre côté de la ville, d’autres hurlements ont retenti.

J’ai foncé, mais une fois de plus, je suis arrivée trop tard. D’autres cadavres gisaient sur le sol, horriblement mutilés, et quelques témoins avaient assisté au massacre. Tous avaient vu s’enfuir un enfant.

— Il a pris la direction des bois ! criaient certains.

— Il faut le rattraper ! hurlaient les autres.

— Attendez !

J’ai dit d’une voix forte :

— Regardez le nombre de gens qu’il a tués. Nous ne pouvons pas le poursuivre comme ça, il nous faut des renforts.

— Ce démon a tué mon frère ! s’est écrié un homme en brandissant un poignard.

— Je vais le tuer de mes propres mains.

Et le petit groupe a suivi l’homme au poignard. N’ayant pas d’autre choix, je leur ai emboîté le pas. Au fur et à mesure que nous avancions dans les rues sombres, nous découvrions d’autres cadavres, dont certains avaient eu la tête arrachée. Mais à quoi pensait donc le petit groupe ? Le monstre allait leur faire connaître le même sort que leurs malheureux congénères. La foule en colère et la logique ne sont pas vraiment complémentaires. Et je n’avais que trop souvent assisté au spectacle de la colère collective.

Dès que nous sommes sortis de la ville, je me suis éloignée des autres et j’ai commencé à chercher le monstre. J’entendais son rire sonore, à quelques kilomètres de là. Sans doute se réjouissait-il d’avoir arraché la tête d’un animal. Il était rapide et fort, mais j’étais une vampire de pure race, et non pas un hybride. Ce monstre ne me résisterait pas longtemps.

Soudain, je l’ai vu, qui se faufilait entre les arbres, guettant ses poursuivants, prêt à fondre sur eux.

— Ralphe…

Je me trouvais juste derrière lui. Comme il ne m’avait pas entendue approcher, il pivota sur lui-même, surpris. Son visage ruisselait de sang, et une lueur sauvage brillait au fond de ses yeux. Mais très vite, j’ai remarqué qu’en fait de lueur, ses yeux étaient plutôt comme ceux d’un serpent. On aurait dit un serpent en train de chasser, prêt à dévorer les œufs d’un autre reptile. Ralphe m’a pourtant reconnue – ses traits se sont fugitivement détendus, comme pour me témoigner un peu d’affection. J’ai failli le tuer sans plus attendre, mais sa réaction m’a fait hésiter. Je savais pourtant qu’il était inutile d’espérer : aucune transformation à rebours n’était concevable, mon intuition me le disait. Il y a des choses que je sens, tout simplement. En général, ces sont des choses particulièrement tristes.

Il m’a dit d’une voix sifflante :

— Sita, tu as faim ? Moi, j’ai faim.

Je me suis alors rapprochée de lui, tout en prenant soin de ne pas alerter les autres, qui suivaient les traces de sang que Ralphe avait laissé derrière lui. Un sang dont il était couvert de la tête aux pieds – une vision insupportable, même pour moi. Quand il a été à ma portée, mon cœur s’est mis à battre plus vite.

— Ralphe, ai-je dit d’une voix douce, tout en sachant qu’une issue fatale était inévitable.

— Il faut que je te ramène à Arturo, tu as besoin d’aide.

Son visage ensanglanté s’est crispé de terreur. De toute évidence, la transformation qu’il avait subie n’avait pas été une partie de plaisir.

— Je ne retournerai jamais là-bas ! a-t-il hurlé. C’est lui qui m’a donné faim !

Ralphe a regardé ses mains poisseuses, prouvant ainsi qu’il était resté un tant soit peu humain. D’une voix que le désespoir faisant trembler, il a ajouté :

— C’est lui, le responsable.

— Oh, Ralphe…

Je l’ai pris dans mes bras.

— Je suis désolée, tout ça n’aurait jamais dû arriver.

— Sita, a-t-il murmuré en se serrant contre moi. Je me suis dit que jamais je ne pourrais le tuer. Jamais.

Mais à Tintant précis où je me faisais ce serment, j’ai bondi en arrière, étouffant un cri de douleur. Il venait de me mordre ! D’une seconde à l’autre, il avait changé d’humeur, et je l’ai regardé, horrifiée. Tout en souriant, il mâchouillait à présent le morceau de chair qu’il avait arrachée à mon bras.

— Je t’aime, Sita. Tu as bon goût !

— Tu en veux encore ? lui ai-je demandé en tendant le bras vers lui, les yeux pleins de larmes.

— Tu peux prendre tout ce qui te fait plaisir. Approche, Ralphe, tu sais que je t’aime, moi aussi.

— Sita…

Agrippant mon bras d’un air libidineux, il a fait mine de me mordre à nouveau, mais je l’ai fait pivoter sur lui-même et j’ai serré sa tête entre mes mains. Et de toutes mes forces, avant que les larmes ne m’aveuglent complètement, j’ai tiré en arrière. Ses vertèbres ont craqué, et il s’est instantanément affaissé dans mes bras – il n’a pas eu le temps de souffrir.

— Mon petit Ralphe…

Doucement, j’ai caressé ses longs cheveux.

J’aurais dû m’enfuir immédiatement avec le cadavre, et l’enterrer quelque part dans les bois. Mais même pour un monstre tel que moi, cette exécution m’avait épuisée. J’ai eu l’impression que la vie quittait mon corps, et j’ai presque perdu connaissance. Quand les autres m’ont trouvée, je tenais dans mes bras le corps de Ralphe et le berçais doucement, en sanglotant comme le font les humains. Jadis, ma fille, et maintenant, mon jeune fils adoptif – Dieu me les avait repris tous les deux.

Parmi les gens qui m’entouraient, certains me connaissaient.

— Vous vous occupiez de ce garçon ! ont-ils crié. On vous a vus avec lui, vous et le franciscain !

Bien sûr, j’aurais pu tuer les cinquante personnes présentes, les tuer l’une après l’autre, mais il y avait déjà eu trop de morts. Et je les ai laissés me traîner jusqu’en ville, titubant dans la lumière des torches qui éclairaient mes yeux fatigués. On m’a jetée dans un donjon proche de la grande place où avaient lieu les exécutions publiques, non sans m’avoir répété qu’on allait enquêter, et que l’on saurait bientôt comment cette abomination avait pu voir le jour. Bien avant le lever du soleil, je savais qu’on irait chercher Arturo, et qu’on fouillerait partout dans la crypte afin de rassembler les preuves destinées à convaincre les détestables inquisiteurs. Il y aurait un procès, et il y aurait un juge. Le problème, c’était qu’il n’y aurait qu’un seul verdict possible.

Mais j’étais Sita, une vampire dont la puissance était incomparable. Même la main de fer de l’Eglise ne pourrait se saisir de moi si j’en décidais autrement. Mais Arturo ? Je l’aimais, certes, mais je n’avais plus confiance en lui. S’il échappait à la mort, il poursuivrait ses expériences, c’était inévitable puisque tel était son destin, du moins le croyait-il. Et il lui restait suffisamment de sang – mon sang – pour créer un autre Ralphe, ou pire encore.

Quelques heures plus tard, on jetait Arturo dans une cellule en face de la mienne. Je l’ai supplié de me parler, mais il a refusé. Recroquevillé dans un coin, fixant le mur d’un regard absent, il ne m’a pas fait part de ses pensées. Son Dieu n’étant pas intervenu pour le sauver, c’était donc à moi de le faire.

J’ai fini par témoigner contre lui.

L’inquisiteur m’avait dit que c’était le seul moyen pour éviter le bûcher. Même enchaînée au milieu de dizaines de soldats, j’aurais pu me délivrer, massacrer tout le monde et m’enfuir. Comme il était tentant de trancher la gorge de cet abominable prêtre qui dirigeait l’enquête à la façon d’un chien affamé errant sur un champ de bataille à la recherche de chair fraîche ! Mais il n’était pas question pour moi de tuer Arturo de mes propres mains. Je ne pouvais pas non plus lui laisser la vie sauve, parce qu’il aurait continué à chercher le sang de Jésus-Christ. Jésus était mort depuis douze siècles, et la quête d’Arturo ne finirait jamais. La seule issue possible était horrible à envisager : paradoxalement, puisque je ne pouvais pas empêcher Arturo de poursuivre ses recherches, il fallait que je laisse les autres s’occuper de lui.

J’ai juré sur la Bible.

— Oui, c’est lui qui a créé cette abomination, je l’ai vu de mes propres yeux. Il a transformé ce pauvre garçon, puis il a tenté de me séduire en se servant de la magie noire. C’est un sorcier, mon Père, n’en doutez pas. Si je mens, que Dieu me foudroie !

 

Le vieux moine, lui aussi, a témoigné contre Arturo, bien que l’inquisiteur ait été forcé de le torturer pour lui arracher des aveux. Le fait de condamner Arturo brisait le cœur du vieux moine, et je partageais sa culpabilité.

Malgré toutes les tortures qu’il a subies, Arturo n’a jamais avoué. Il était trop fier, sa cause était trop noble. Après le procès, nous ne nous sommes plus jamais adressés la parole. Je n’ai pas assisté à son exécution, mais on m’a raconté qu’il a été brûlé vif.

Comme n’importe quel sorcier.

 

Tapis rouge
titlepage.xhtml
Pike,Christopher-[La Vampire-3]Tapis rouge(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Pike,Christopher-[La Vampire-3]Tapis rouge(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Pike,Christopher-[La Vampire-3]Tapis rouge(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Pike,Christopher-[La Vampire-3]Tapis rouge(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Pike,Christopher-[La Vampire-3]Tapis rouge(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Pike,Christopher-[La Vampire-3]Tapis rouge(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Pike,Christopher-[La Vampire-3]Tapis rouge(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Pike,Christopher-[La Vampire-3]Tapis rouge(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Pike,Christopher-[La Vampire-3]Tapis rouge(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Pike,Christopher-[La Vampire-3]Tapis rouge(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Pike,Christopher-[La Vampire-3]Tapis rouge(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Pike,Christopher-[La Vampire-3]Tapis rouge(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Pike,Christopher-[La Vampire-3]Tapis rouge(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Pike,Christopher-[La Vampire-3]Tapis rouge(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Pike,Christopher-[La Vampire-3]Tapis rouge(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Pike,Christopher-[La Vampire-3]Tapis rouge(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Pike,Christopher-[La Vampire-3]Tapis rouge(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Pike,Christopher-[La Vampire-3]Tapis rouge(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Pike,Christopher-[La Vampire-3]Tapis rouge(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html